Appartenir vient du latin appertinere — tenir à, dépendre de. Le mot procède de tenere, « tenir », racine commune à « continent », « ténu », « détenu ». Appartenir, c’est être tenu, maintenu dans une forme. D’abord juridique, le terme a glissé vers le moral : on n’appartient plus seulement à quelqu’un, mais à une nation, à une époque, à une cause. L’histoire du mot suit celle du pouvoir : on commence par posséder, on finit par être possédé.
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Au-delà de ses qualités et de ses faiblesses, Pouvoir oublier s’est heurté à deux obstacles que tout cinéaste québécois finit par rencontrer : l’économie et l’idéologie. Comme partout ailleurs, le degré de conscience de cette double contrainte varie, selon les intérêts qu’elle sert. 
Le premier est visible, presque banal, et n’étonne plus personne. Dans la logique marchande qui gouverne la culture, faire un film équivaut à produire une valeur négative, même lorsqu'il est financé par les institutions. En effet, le cinéma d’auteur ne rapporte rien, sinon un capital symbolique très inégal. Il survit par perfusion, suspendu aux maigres programmes de subvention, aux arbitrages institutionnels et aux promesses d’accès et de diversité. L’État, contraint de jouer le jeu, s’y plie par dépit : histoire d’entretenir le mirage de l’importance de l’art dans une société qui n’a rien d’artistique. Il maintient donc en vie ce qui ne rapporte rien financièrement, comme un geste de charité.   
Dans cet écosystème tordu, la fiction règne par prestige plus que par profit. Elle coûte cher, ne rapporte rien, mais continue d’entretenir les apparences : celles d’une continuité nationale, d’un récit culturel qu’on feint de croire encore vivant. Le documentaire, lui, hérite du rôle moral : dire le vrai, montrer le monde, rappeler que le cinéma a encore une fonction sociale. Entre les deux, les créateurs s’épuisent à défendre leur part du manque, dans une compétition rendue nécessaire par la pénurie et le système qui la reproduit.
Mais l’autre obstacle, moins avoué, est d’ordre idéologique : il agit sur le plan symbolique, c'est-à-dire dans la manière même dont le cinéma se raconte et se représente. Ici, le terrain est plus glissant. Le cinéma québécois, depuis ses origines modernes, s’est défini par une tension permanente entre le désir d’autonomie nationale et la dépendance structurelle à l’économie et à l’imaginaire hégémonique. D’où cette question, toujours recommencée : qu’est-ce qu’un cinéma national ? Et surtout, au nom de qui parle-t-il ? 
J’épargnerai les centaines d’heures que David et moi avons passées à débattre de ces questions que beaucoup jugent épuisantes, souvent à juste titre. Vous m’excuserez d’y revenir quand même.
Le cinéma québécois s’est largement défini sous le signe de la Révolution tranquille, comme si sa mission était de perpétuer son récit. Depuis, la tradition du cinéma d’auteur gravite autour de la même équation : peuple, nation, langue, mémoire — une matrice progressiste où l’idée de changement tient lieu de changement. L’art est mis au service de la nation, doit l’aider à se raconter, à se consolider. Cette équation a produit un imaginaire collectif, parfois puissant et émouvant, mais aussi une impasse : le cinéma d’auteur s’est longuement enfermé dans un registre critique qui reconduit le récit au lieu de le défaire, qui l’interroge tout en parlant depuis lui.  
Le documentaire a longtemps été l’outil privilégié de cette entreprise. On lui a confié la mission d’authentifier le peuple, de montrer la dignité du travail, la beauté du territoire, la continuité de la langue. Il fallait prouver que la nation existait et qu’elle tenait. Ce cinéma-là a produit ses formes, sa morale, son pathos. Pouvoir oublier s’inscrit à la fois dans cette tradition et contre elle. Il en partage la matière — le réel, les voix, le territoire — mais cherche à en détourner la fonction. 
Ce qui le rend sans doute irréductible, c’est que le film embrasse la contradiction : il a été financé par les institutions mêmes qu’il interroge. Car Pouvoir oublier ne porte pas seulement sur la grève du Front commun ou la révolte de Sept-Îles, mais sur ce qui s’y rejoue : l’héritage de la Révolution tranquille, cette mutation sociale et politique où l’émancipation collective s’est confondue avec la montée d’une nouvelle classe dirigeante, celle des technocrates, gestionnaires et autres médiateurs du progrès. À travers les visages, les discours, les gestes filmés, le film interroge ce passage : comment la révolte s’est changée en langage de gestion, comment la mémoire des luttes s’est intégrée à la structure même du pouvoir.
On nous avait pourtant conseillé de nous en tenir au local, de ne pas « nous disperser », de filmer Sept-Îles et rien d’autre. Mais cette histoire déborde : elle ne peut être comprise sans son horizon national, sans cette trame symbolique qui a fait de la Révolution tranquille un mythe fondateur. 
Cette injonction à la modestie n’était pas que pratique. Elle traduisait une attente plus large : celle d’un film fidèle à l’imaginaire national, respectueux du cadre qu’on lui assigne. Cela reflétait, au fond, l’attente des institutions qui rendaient le projet possible. Peut-être pensaient-elles financer un récit de solidarité nationale, une continuation du mythe syndical ; peut-être cette inconscience tranquille, qui nous traverse tous, a-t-elle brouillé les intentions. Nous avons livré autre chose : un film qui regarde ce mythe comme une forme épuisée, qui en retourne les affects contre lui-même. Ce n’est pas un film de combat, avouons-le, mais un film de désillusion, c'est-à-dire une tentative de penser ce qui reste quand la ferveur se dissipe. Un geste acceptable, jusqu'à ce qu'il cesse de l'être.
Nous avons choisi le paradoxe, cet entre-deux que la logique administrative ne sait ni nommer ni tolérer. Ce paradoxe, on le trouve déjà dans le titre : Pouvoir oublier. Deux mots qui s’attirent et se contredisent, à la fois verbe d’action et constat d’impuissance. Oublier, ici, ne signifie pas effacer, mais se libérer de la forme close du souvenir : retrouver, dans la perte même, la possibilité d’un sens. Inutile de préciser que cette piste de réflexion a soulevé plus d’un sourcil, et que la résistance la plus ferme que nous ayons rencontrée sur notre route n’était pas l’écho de celle qui, en mai 1972, occupait les rues de Sept-Îles et rêvait de refaire le monde, mais une force de conservation, d’auto-préservation. Peut-être est-ce toujours de cela qu’il s’agit, au fond. Simone Weil écrivait que la liberté n’est pas l’absence de nécessité, mais le consentement lucide à ce qui la rend possible. Entre la conservation et la liberté, il n’y aurait donc pas de victoire, seulement une tension à habiter. C’est peut-être là que se tient notre film : dans cette oscillation entre le besoin de se protéger et le désir de s’émanciper. C’est pourquoi Michel Chartrand, Jean-Marc Piotte, les infirmières de l'Hôtel-Dieu ou les grévistes d’Asbestos occupent une place si importante dans notre récit : cette histoire, c’est aussi la nôtre, envers et contre tout. Celle du mouvement ouvrier, du prolétariat auquel nous appartenons, et qui appartient, quant à lui, à personne.
Mais nous avons voulu faire un film qui se tienne à la fois dans et contre cette histoire. La critique hétérodoxe qui le traverse n’est pas une doctrine, mais une méthode : une manière de rouvrir les contradictions, de faire parler ce qui résiste au récit. Que le film soit techniquement accompli, financé, bien produit, ne change rien : son existence même est un paradoxe. Il révèle la possibilité — et le scandale — d’une critique radicale rendue possible par les structures qu’elle conteste.
Peut-être vous demandez-vous, à travers tous les détours analytiques de ce texte savant, quel est le sujet de mon film. Dans le milieu du cinéma, le pitch — cet exercice de compression du sens — est d’ailleurs tout un sport, où l’intelligence artificielle finira par exceller. Pouvoir oublier a connu plusieurs versions de son pitch, chacune cherchant à dire autrement son regard sur le syndicalisme. La question revenait sans cesse : êtes-vous pour ou contre ?
Je dois admettre que notre position, à David et moi, n’a jamais été facile à assumer, et cela fait vingt ans que ça dure. On peut y voir au moins une forme de constance, de ténacité rare ou peut être une folie sans lendemain. Mais le film n’est pas un plaidoyer : il observe. Il tente de comprendre comment une force née de la révolte a pu devenir si domestiquée, comment une parole politique s’est muée en communication institutionnelle.
Car le syndicalisme est traversé par une contradiction centrale : celle de son rapport à l’État et à la nation. Embourbé dans les procédures, pris dans le langage du droit, le syndicat s’est peu à peu transformé en appareil de gestion plutôt qu’en moteur de transformation. Il doit sans cesse arbitrer entre les intérêts nationaux, les siens comme institution, et ceux des travailleurs et travailleuses ; séparés, fragmentés, mis en concurrence les uns contre les autres. C’est dans cette confusion que surgissent les tensions les plus vives, généralement tous les cinq ans, quand vient le temps de renégocier les conventions collectives. Alors l'union sacrée se reforme : c'est le Front commun, cette mégamachine qui vient prendre sa place dans la gestion de l'État, qui détermine avec le gouvernement la valeur du travail et, parfois, son organisation. 
Toute critique de ce cadre est perçue comme une trahison : fédéraliste, antisociale ou simplement ingrate. La pensée dialectique y devient suspecte. Le mouvement syndical, prisonnier de son propre mythe, se répète jusqu’à l’épuisement, comme si la mémoire des luttes remplaçait leur possibilité. Et ainsi bat le rythme du contrat social. 
On pourrait se demander ce que le cinéma vient faire là-dedans. La réponse est simple : il fait partie du calcul. L’État lui réserve une petite case dans son budget, entre deux considérations techniques et administratives liées à la rémunération de ses employés et les honoraires des experts en charge de trancher.
Alors, à quoi bon faire des documentaires d’auteur dans un tel contexte, diriez-vous ? À peu de choses, sinon à rester debout. C’est ce que nous avons tenté, obstinément, depuis ce mois de janvier 2014 où Pouvoir oublier a pris forme. Ce film nous a autant épuisés que renforcés. Ailleurs que sur le plan économique, cela va de soi. Être documentariste n’offre pas de plan de carrière : les documentaires ne valent presque rien, c’est entendu : mes parents continuent d’en être inquiets, et ils ont sans doute raison, même s’ils se font plus de souci pour mon avenir que pour celui du genre documentaire. Je me console en pensant que leur inutilité même les arrache à la logique comptable du monde. S’ils ne produisent pas de richesse, ils rappellent au moins la pauvreté de ce que nous appelons richesse. Je doute que cet argument rassure mes parents, cela dit.
Ainsi devons-nous imposer notre propre rythme : faire un film, c’est continuer à croire que l’image peut contenir du négatif, qu’elle peut encore dire non. Devons-nous demander plus de budget ? Certainement. Mais la question la plus urgente n’est pas là. Elle consiste à comprendre pourquoi ce qui ne vaut rien demeure soumis à la logique comptable, pourquoi même la perte doit encore se justifier dans les bilans. Réclamer davantage sans interroger cette économie du manque, c’est prolonger la dépendance. Le véritable enjeu n’est donc pas de survivre dans le système, mais de le penser autrement : de retrouver une liberté qui ne soit pas comptée, ni comptable. Un acte de résistance, donc, puisque le politique, toujours, finit par dominer l’économique. Vaste programme, me direz-vous, qui ne résout en rien les contradictions déversées ici comme une pluie tropicale.
C’est dans cet esprit que nous rendons Pouvoir oublier public, librement accessible. Geste minuscule, peut-être, mais nécessaire. Ce film appartient à celles et ceux qu’il met en scène: les travailleuses et travailleurs, les témoins, les héritiers d’un passé qui n’a jamais cessé de saigner. Mais cette appartenance n'implique aucune propriété. Le rendre public, c’est admettre que le cinéma ne devrait jamais appartenir à personne.