''Documentary filmmaking ruins you for real life because you learn to be extremely attentive.'' 
- Frederick Wiseman
Dans un monde dopé aux stéroïdes, hyperstimulé et impatient, comment prendre le temps d'être attentif sans se ruiner ? C'est la question que nous pose l'illustre documentariste Frederick Wiseman, pour qui la pratique du cinéma s'apparente à celle d'un moine, cloîtré dans la salle de montage ou derrière sa caméra de longues heures durant. Cette exigence de l'attention serait contraire au diktat de la vie quotidienne et de son rythme frénétique calqué sur celui de l'économie. La première qualité du documentariste est ainsi selon Wiseman de savoir entretenir un sens aigü de l'observation. Mais comment cultiver ce sens qui, selon les uns, serait le résultat d'un privilège et selon les autres, un sacrifice qui témoigne de la précarité d'un métier peu valorisé mais passionnant ? Qui a le temps de vraiment observer le monde ?
Au-delà des stéréotypes qui n'aident en rien à comprendre la situation de ceux qu'on appellent de nos jours des travailleurs culturels, c'est peu dire que vivre de son art aujourd'hui est évidemment un pari risqué. Il est fait de multiples compromis et de concessions, usant le corps et l'esprit à la longue. En tant que documentaristes, nous sommes constamment pris entre l'arbre et l'écorce: bien que nous ayons conscience de cette nécessaire et patiente observation pour tirer le meilleur de nos projets, l'exigence d'un résultat rapide qui satisfait des intérêts tierces est le moteur d'une industrie qui répond elle-même à des intérêts encore plus gigantesques. Cadence de production, concurrence et déficit de financement sont les ingrédients d'une recette qui empoisonne depuis déjà longtemps la vie des artistes dans l'industrie culturelle. Alors, que reste-t-il de ce désir de faire de l'art dans un monde qui cherche d'abord à en retirer les bénéfices rentables ? .  
À cette question aporétique semblant désespérée, Wiseman précise que réaliser un film, c'est d'abord pour lui cet effort, cette tentative de laisser une trace de son existence au sein de la société dans laquelle il vit. Aspiration à la fois simple, claire, semée d'embûches, naïve peut-être, mais qui constitue un excellent point de départ: soi-même. Si personne ne laisse de traces, on ne peut suivre aucun pas.  
Faire de l'art tout en étant détaché de la sphère sociale et des rapports de forces en son sein est chose impossible. Laisser une trace implique donc une forme de lutte, à la fois visible et insondable, qui nous colle intangiblement à la peau. Au coeur de ces tiraillements surgissent des histoires. Ma tâche consiste donc à prendre le temps de les recenser puis à les extraire et à les polir. Il n'existe pas d'histoires vraies: il n'existe que des manières de raconter des histoires vraies. Même le plus attentionné et observateur d'entre tous ne peut échapper à cette fatalité du réel.   



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